mardi 21 septembre 2010

La pêche aux canards

Après des mois de travaux durant lesquels dimanche rimait davantage avec « joints étanches » et « on remonte ses manches » qu’avec « je me lève tard parce que…c’est dimanche (bordel !) », aujourd’hui était un jour béni par cette coutume de notre civilisation catholico-occidentale. C’était un dimanche, un vrai, celui où l’on ne fait rien d’autre que ce dont on a envie, sans obligation, sans agenda, sans promesse. C’est ainsi qu’après un délire nuptial (pas le nôtre, attendons encore un peu) et une bonne grosse sieste totalement inacceptable (puisque blottie dans la plage 13h-16h), nous avons décidé de tenter la folle expérience de…la Foire de Tournai.

Aller à la Foire de Tournai un dimanche, à 17h, c’est renouer avec nos racines enfantines les plus profondes. Oui, tous, nous avons vogué vers la pêche aux canards et, armé d’un bâton en bois (récupéré dans une jardinerie et au bout duquel on avait accroché un fil de fer torsadé en « S »), attrapé des canards en plastique multicolores à échanger contre des points. Au final, nous ressortions heureux avec notre kit du détective que nos parents avaient grassement payé 500 francs belges alors qu’il était au Sarma à 99FB ! Au-delà d’être inconscients que nous jouions avec un objet qui deviendrait une véritable tendance fashion (le canard flashy est devenu un élément de décoration indispensable de l’adulescent qui affirme son manque de sérieux et sa nique envers la vie d’adulte), nous prenions un malin plaisir à décocher les cibles flottantes et à repartir, vainqueurs, avec notre lot dans les mains. C’est dans cet esprit de douce futilité que je me suis mis en route.

Au fond, rien n’a changé avec les années. A côté des attractions-vomitoires (qui tournent et retournent entre les croustillons et le pain saucisse), on trouve toujours les grands classiques de la villégiature foraine : la rousse Berthe entre ses grille-pains et ses téléviseurs  qui hurle dans son micro que tous les tickets sont gagnants; le brave Albert qui écrase son cigare sur les boites de chevrotines de son stand de tir ; la petite Virginie qui distribue ses ficelles et sirote son Evian parmi des peluches plus grandes qu’elle. Les lumières explosent avec les sirènes et autres cris improbables qui se répandent dans les allées. Les odeurs de fritures se mélangent à celle de la barbe-à-papa et c’est probablement le seul environnement dans lequel on peut trouver cela acceptable. Rien n’a changé. On voit les promeneurs qui se croisent avec, sous le bras, d’étranges animaux en peluche. Familles, amis, solitaires. Tout le monde y vient parce qu’ici, on ne pense à rien. On croise Paul ou Jacques, on s’arrête quelques instants. Les enfants balancent des sourires à tous vents et les parents retrouvent pour quelques instants des bribes d’une douce innocence qu’ils ont trop rapidement jetée aux regrets. Et là, au hasard des caravanes de forains, on retrouve les canards qui défilent, inlassablement, comme une boucle dans le temps qui scanderait comme un éternel recommencement.

Du coup, après m’être jeté sur une pitta que j’ai obtenu avec une réduction (grâce à mon bon découpé avec précaution !), c’est dans ce que, de mon temps, on appelait « Luna Park » que j’ai envoyé balader toutes mes pensées. Devant une machine à sous remplies d’objets plus cocasses et inutiles les uns que les autres, j’ai jeté des pièces dans des fentes et regardé avancer vers moi ces petits trésors. Je me suis réjoui du bruit du métal qui s’effondre dans le réceptacle et, de temps à autre, de celui du plastique qui nous indique qu’un gros lot vient d’arriver. Et j’étais bien. Oui, j’étais simplement bien. A côté de celui que j’aime, hors de tout ce qui fait que le monde est monde, loin de tous les ennuis, nous avons, une heure durant, joué aux pièces. Et quand vient le moment de lancer la dernière, celle qui marque la fin de la manœuvre, c’est le regard rempli d’étoiles que l’on contemple son pactole. Avec beaucoup de réflexion, on décide de ce que l’on garde et de ce que l’on échange contre des points, avant de pouvoir choisir dans une vitrine, un objet tout aussi inutile que les autres, mais dont on sera fier de pouvoir dire que « on l’a gagné à la foire ».

Heureux de tant de gains épanouissants, on se laisse alors porter par une odeur de friture sucrée, afin d’acquérir ce cornet de papier rempli de croustillons, ces succulents beignets sucrés de poudre blanche qui ne tardera pas à maculer nos vêtements.  Quelque part, cela fait aussi partie du jeu. Et quand enfin, on remonte dans la voiture, on a comme l’impression d’avoir arrêté le temps, quelques heures seulement. Et là, on se rend compte à quel point ces instants sont précieux. Combien l’innocence retrouvée, même brièvement, est un opium délicat et bienfaiteur. Car demain, il y aura le bruit du réveil et les embouteillages, il y aura des êtres chers qui s’en iront, il y aura de la grisaille et des larmes. Car demain, on s’enroulera de nouveau dans la vie quotidienne.

C’est pourquoi, là, quelque part dans une boite encore fermée, des canards en plastique attendent de retrouver leur place dans l’appartement afin qu’aussi souvent que possible, je puisse jeter mon regard sur eux et me souvenir que la vie est faite de moment comme celui-ci. Des moments où l’on retrouve cette savoureuse légèreté de l’être qui nous a poussés, un jour, à attraper d’une canne à pêche des canards en plastique multicolores…